Article du journal Le Parisien du 05 Mars 2013
Combien coûte la répression des biffins?
Les associations et les élus verts veulent connaître le prix des opérations policières aux abords des marchés de la misère de la capitale. En vain.
Cécile Beaulieu | Publié le 05.03.2013, 04h30
Porte Montmartre, hier. Chaque jour, les forces de l’ordre (police montée, CRS, patrouilles...) parcourent les marchés de la misère pour lutter contre les déballages sauvages. | (LP/Philippe de Poulpiquet.)
Police montée, patrouilles, rondes de CRS. Chaque jour, sur les marchés de la misère, tout autour de la capitale, c’est le même ballet. Les déballages sauvages sont placés sous haute surveillance. Et avec eux les biffins, ces chiffonniers qui sont de plus en plus nombreux à venir vendre sur les trottoirs parisiens des objets hétéroclites glanés dans les poubelles.
A quel prix? C’est la question que posent en chœur depuis plusieurs mois les élus Europe Ecologie-
les Verts (EELV) et les associations de défense des biffins qui se plaignent de ne pas obtenir de réponse à leurs interrogations. « Nous voulons connaître le coût de la répression policière contre les vendeurs ces trois dernières années, et il semble impossible à obtenir, s’insurge Samuel Le Cœur, le
président de l’association de défense des intérêts et droits des biffins, Ameliore. Il est probable que nous frôlions le million d’euros, avance-t-il. Et peut-être plus encore si l’on prend en compte la facture de la société qui envoie chaque jour des bennes sur les marchés pour embarquer et jeter les objets proposés à la vente. »
Les écologistes demandent davantage de carrés officiels
Le groupe EELV, de son côté, a posé la question lors de la séance du Conseil de
Paris du 12 novembre… Et affirme ne toujours pas avoir reçu de réponse : « En collaboration avec les services de police, la Ville participe aux actions de dissuasion et de répression des marchés spontanés : opérations de nettoyage des boulevards, présence d’agents de la Direction de la prévention… Or, autant nous pouvons mesurer l’engagement financier de la Ville pour développer des solutions alternatives à la répression, remarquaient les élus verts, autant le coût pour la collectivité des actions de répression n’est pas connu. »
« Il serait intéressant de connaître ce chiffre, soutient Sylvain Garel, conseiller EELV au Conseil de Paris et élu dans le XVIIIe, ne serait-ce que pour montrer l’absurdité de la situation : ces marchés doivent être encadrés et organisés. C’est pourquoi il faut multiplier les carrés officiels réservés aux biffins, dans les secteurs où ces déballages se développent, au lieu de chasser les gens et de s’emparer de leur marchandise, ce qui est scandaleux. Ces emplacements existent dans le XVIIIe et depuis quelque temps dans le XIVe, mais il en faudrait également dans les XIXe et XXe arrondissements. »
La question sera à nouveau posée, chacun le promet, mais la préfecture de police campe sur ses positions : pas de communication sur le coût du dispositif. « Les opérations, pour certaines montées en partenariat avec la Ville, font partie des missions d’ordre public, sans qu’il soit question de l’aspect pécuniaire », explique-t-on à la préfecture.
Le Parisien
Giselle et Joëlle, leur « kiff » c’est la biffe
Article du Monde du 17 Novembre 2012 Par Manon Loisell
Sur l’étagère du salon de Joëlle, parmi les photos des proches et les babioles ramenées de Bretagne, il y a des bouddhas. Des petits et des grands. Joëlle les a dénichés dans les poubelles du quartier. Comme elle est bouddhiste, elle ne veut pas les vendre. Le reste de ses trouvailles hebdomadaires, en revanche, est entreposé dans sa cave, en prévision des puces du week-end.
Son truc à elle, son"kiff" comme elle dit, c’est la biffe : récupérer des objets jetés pour les revendre. Cela fait 25 ans que Joëlle fait les poubelles de Paris et qu'elle vend ses trésors aux puces. Comme Joëlle, de plus en plus de personnes viennent monnayer à la sauvette des objets recyclés près de la porte de Montreuil. La "récup’" n’a sans doute jamais été autant à la mode qu'en ce moment, ainsi que le révélait il y a quelques jours une enquête de l’Observatoire société et consommation (Obsoco) pour qui 38% des Français ont "récupéré des objets jetés ou déposés sur les trottoirs, notamment le jour du ramassage des encombrants", au cours de ces douze derniers mois.
Joëlle (à droite) et sa copine Gisèle. (Photo : Manon Loisel/LeMondeAcadémie)
Sur le canapé, ses deux chiens, Poupig et Pete, se nichent sous les coussins. Eux aussi sont "issus de la récup", parce qu’en période de vacances on découvre même des animaux dans les poubelles. Et Joëlle trouve ça ignoble.
En versant le café elle raconte que lorsqu’elle a commencé la biffe, à la fin des années 80, c’était par plaisir. Elle a toujours aimé les fripes. Aller chiner des trucs pas chers sur les marchés, dénicher les bonnes affaires. La première fois, c’est une copine qui lui a proposé de venir vendre avec elle. Elle y a immédiatement pris goût. Après avoir fréquenté les marchés de Belleville, de la porte de Vanves et de la porte de Clignancourt, Joëlle déballe désormais son chargement près des puces de Montreuil. Là-bas, elle est un peu une star. Ce matin, une habituée s’est approché d’elle pour lui dire : "Ca fait maintenant 25 ans qu’on se connait vous savez !" Être là depuis tant d’années, c’est une grande fierté pour elle.
Pourtant aujourd’hui, si elle biffe, c’est surtout pour arrondir ses fins de mois. Depuis la mort de son mari, Joëlle touche une pension de réversions mensuelle de 800 euros. Difficile pour elle de vivre avec ça à Paris, quand il faut payer 600 euros de loyer par mois. Atteinte de fibromyalgie - douleurs musculaires chroniques - elle ne peut plus travailler.
Ses enfants pensent qu’elle continue d’aller à Montreuil uniquement pour le plaisir. Mais elle explique qu’aujourd’hui, si elle n’y va pas, elle ne mange pas à sa faim. Alors les samedis, dimanches, lundis, elle prend son "sac du bled" sous le bras et se rend près des puces de Montreuil pour écouler son bric à brac.
Etalage-biffin, lors d'une brocante rue Sorbier, à Paris. (Photo Manon Loisel/LeMondeAcadémie)
Elle vend de tout, parce qu’on trouve de tout dans les poubelles. Des fringues, des bouquins, des babioles et même des objets insolites. Plusieurs fois, dans les poubelles de Saint-Mandé, elle a trouvé un costume d’homme avec une alliance dans la poche. Ça l’a bien fait marrer.
Au départ, Joëlle vivait mal les regards que les gens lui jetaient quand elle faisait les poubelles. Des regards étonnés de voir une femme, propre et bien habillée fouiller dans les déchets. Dans le quartier, ça a fait du bruit pendant quelques temps, mais Joëlle a décidé d’assumer son activité. Les voisins se sont habitués. Certains lui donnent même des objets à vendre. Elle, met de côté des trouvailles pour dépanner certaines familles, parce qu’elle aime ça, dépanner les gens.
Les gâteaux sablés qui trônent à côté des tasses de café, c’est une voisine qui vient de les déposer pour remercier Joëlle d’avoir mis de côté des bouquins pour ses gamins.
Les chiens Poupig et Pete, trouvés dans une poubelle. (Photo Manon Loisel/LeMondeAcadémie)
On sonne à la porte. Poupig et Pete se réveillent. Ils aboient consciencieusement, comme pour montrer qu’ils savent faire leur travail. Gisèle, la voisine de Joëlle, nous rejoint autour du café. Gisèle, c’est "la Reine", sa collègue de biffe. Tel est le surnom que lui a donné le patron du restaurant kebab d’en bas, et Joëlle l’a adopté. Cela fait trois ou quatre ans qu’elles vont aux puces ensemble.
Gisèle est secrétaire, mais elle est arrêtée depuis quelques mois parce qu’elle se fait toujours mal quelque part. "C’est comme la tante Cerfeuil, quand elle a pas mal au cul elle a mal à l’œil !", en plaisante Joëlle.
Mais si Joëlle est la reine des affaires aux puces, "la Reine" Gisèle, elle, ne vend presque rien. Elle en rigole doucement, mais elle aussi biffe pour mettre du beurre dans ses épinards. Comme elle ne fait pas les poubelles - parce qu’elle "flippe" de tomber sur des trucs louches - Gisèle a moins de stocks. Ses objets, elle les engrange grâce à des amies ou des collègues qui lui donnent des vêtements pour bébés ou des habits passés de mode.
Chaque week-end, les deux copines s’installent près de la passerelle qui enjambe le périphérique, entre Montreuil et Paris. Elles tentent alors de trouver un bout de bitume entre les nombreux biffins qui se réunissent là-bas. "La plupart sont Roms. Avant c’était des Arabes", explique Joëlle. Les deux voisines se lancent alors dans une étude ethnographique de la biffe.
Puis elles s’en retournent à Montreuil. Après avoir trouvé une place, elles posent leur bâche de chez Saint Maclou et répartissent leurs objets dessus.
L’installation est un moment stratégique : n’être ni trop au milieu de la passerelle, ni trop aux extrémités. "Aux extrémités, tu es la première à être chopée par les flics, mais au milieu tu es coincée quand ils débarquent", indique Gisèle.
Joëlle et Gisèle, porte de Montreuil, juste après le passage de la police à cheval. (Photo Manon Loisel/LeMondeAcadémie)
Les flics, c’est son angoisse. C’est pour ça qu’elle préfère quand Joëlle est là, parce que, elle, rien ne l’arrête. Ni les contraventions, ni la garde à vue ne l’ont découragée. Se faire arrêter, Joëlle s’en fiche pas mal. Ce qui la dérange, c’est qu’on lui pique toute sa marchandise, ou pire : son caddy. Or, c’est fréquent. "Voilà les flics, on remballe !" est le refrain hebdomadaire de Gisèle. Commence alors un jeu de cache-cache rituel entre policiers et biffins. Ce dimanche, la garde républicaine s’est déplacée à cheval pour déloger les vendeurs à la sauvette.
Malgré les risques encourus (jusqu'à six mois de prison et 3.750 euros d'amende), les deux femmes continuent de passer leurs week-ends porte de Montreuil. A la fois pour l’argent et le plaisir de rencontrer biffins et habitués.
Il y a 25 ans Joëlle était la seule Française à vendre. Mais aujourd’hui il y en a beaucoup plus, et surtout des femmes. Des "femmes d’un certain âge", comme le précise Gisèle, 54 ans, ce qui déclenche le rire de Joëlle, 58 ans. Le point commun à toutes ces vendeuses occasionnelles, selon Gisèle et Joëlle, c’est qu’elles sont veuves.
Pour trouver des places "légales" dans des brocantes et lutter pour la reconnaissance de l’art de la biffe, certaines d’entre elles se sont réunies au sein de l’association Amelior (Association des marchés économiques locaux individuels et organisés de la récup’) depuis quelques mois. Lors de la première assemblée générale de l’association, le 24 octobre dernier, sur les 11 biffins présents à Belleville, elles étaient 7 biffines, la plupart "d’un certain âge" : Brigitte, Cécile, Anne-Marie, Ramona, Nasica, Gisèle et Joëlle. Cette dernière se voit continuer la biffe au moins dix ans : "Quand je serai trop vieille pour porter les sacs et rester debout toute la journée, j'arrêterai. J'irai seulement voir les gens là-bas, près du périph'. Voir si tout va bien."
(Photo de Samuel Lecoeur, président de l'association Amelior)
AURORE
http://aurore.asso.fr/aurore-analyse-l-action-du-carre-des-biffins.html
L'expérimentation du Carré des Biffins
VST publie l'analyse de l'équipe
Dans son numéro sur la résistance, V.S.T., la revue du champ social et de la santé mentale, publie l’analyse d’Yvan Grimaldi, directeur du pôle Insertion d’Aurore et de Pascale Chouatra, chef de service du Carré des Biffins, sur l’impact de l’association sur la vie de ces vendeurs atypiques.
Découvrez le texte.
Le Carré des Biffins, comme rupture avec l’idée de fatalisme
L’expérience du Carré des Biffins possède aujourd’hui de possibles caractéristiques de l’innovation sociale. C’est tout au moins ce que l’on nous dit : « vous faites bouger les lignes… » Sur ce dossier crucial, et sommes toute effrayant, des vendeurs à la sauvette dans la capitale, Aurore et son Carré auraient donc réussi, grâce à bien d’autres acteurs, à démontrer de possibles solutions pour améliorer le quotidien de ces vendeurs, appelés aussi biffins. Ceci, grâce à un dispositif permettant des échanges encadrés, qu’ils soient relationnels entre les diverses parties prenantes sur le quartier de la Porte de Montmartre, ou commerciaux, entre vendeurs et leurs clients.
Mais l’innovation, parait-il, ne se caractérise pas nécessairement par du nouveau, car tout ce qui est nouveau n’est pas innovant, ni au fond par le « produit » lui-même (en soit, encadrer un marché, cela n’a rien d’inédit). Ce serait plutôt le processus de construction du Carré, et la pertinence de ses liens avec le contexte du moment, qui caractérise peut-être l’innovation.
…le rejet de cette activité proprement illégale était fort, et les interventions policières régulières…Pour le philosophe Paul Ricoeur, l’innovation sociale s’inspire aussi des traditions, et cela convient bien aux travailleurs sociaux que nous sommes.
Nous menons donc cette expérience appelée le Carré des Biffins, depuis le 16 octobre 2009.
C’est à l’initiative de l’association « Sauve qui peut les Biffins », qui milite depuis des années pour la reconnaissance de l’activité des Biffins, que la mairie du 18ème, relayée par le Département de Paris, a sollicité Aurore pour démarrer ce projet. Le quartier était alors en grandes difficultés, puisque jusqu’à 800 biffins, ou vendeurs à la sauvette, pouvaient investir illégalement les trottoirs du quartier, provoquant beaucoup de déchets, du désagrément pour les riverains. Le rejet de cette activité proprement illégale était fort, et les interventions policières régulières.
En quelques mots, voilà les 3 grandes missions qui nous ont été confiées :
- Organiser l’activité de vente des Biffins, pour leur subsistance, en réglementant les comportements et les produits. Une charte du Carré, signée par tout vendeur, précise les droits et les devoirs, et prévoit l’exclusion de ceux qui contreviennent à la règle. Jours de vente et n° d’emplacements doivent être respectés. Les produits interdits sont : drogues, alimentation, recel, produits neufs, produits pornographiques.
- Accompagner ces biffins, pour améliorer si possible leurs conditions de vie, par la mise en œuvre d’un processus d’accès aux droits et d’insertion.
- Pacifier un peu le quartier, très en conflit quand nous sommes arrivés, en créant du lien social entre les biffins et les comités de locataires via les associations locales, les élus,….
Nous sommes sur place 3 jours toutes les semaines, toute l’année (samedi, dimanche et lundi de 7h 30 à 17h30). Aujourd’hui, 225 biffins sont adhérents à « Charte du Carré des Biffins », et occupent donc un emplacement, 1 ou 2 jours par semaine, de manière sûre pour une année. C’est une garantie pour eux, tant qu’ils respectent leurs engagements.
Une file active d’environ 100 personnes (les vendeurs provisoires) bénéficient ponctuellement de places inoccupées par les adhérents absents.
Ces biffins sont d’abord des personnes à la retraite, qui touchent en moyenne 600 euros par mois. Il y a des femmes seules, des couples très modestes, puis ce sont aussi des immigrés d’Asie, d’Afrique noire, de Turquie, d’Europe de l’est, dont certains sont qualifiés de Rhoms.
48 % sont sans ressources, et 29 % sont allocataires du RSA.
Ce sont des gens débrouillards, courageux, qui travaillent la nuit, ou dès potron-minet dans les poubelles, et qui revendent la journée….des gens pour qui gagner 20/30 euros pour une journée de 12/15 heures, n’est même pas sujet à discussion….Sur le Carré, on peut donc travailler pour 2 euros de l’heure……le bus d’Aurore est utilisé comme lieu d’inscription pour la vente, lieu de rencontre entre biffins, de bureau pour des entretiens…
Je pense que chez les biffins, il y a plusieurs types de révolte…celle des ouvriers à la retraite, qui ont bâti ce pays parfois depuis les guerres coloniales…et qui aujourd’hui, ne parviennent plus à payer leurs factures….(le problème qui nous intéresse au premier chef, ce sont les dépenses dites préengagées, tels impôts, loyers, traites, énergie, téléphone, assurances, … : elles prennent 74 % du budget pour le 5ème le plus pauvre de la population française, et 33% pour le 5ème le plus riche)…
Au Carré, il y a aussi une révolte silencieuse de citoyens européens, qui vivent une Europe discriminante, parce qu’ils ont l’air nomade sans véritablement l’être, avec un passeport Roumain ou Bulgare mais se sentant étrangers dans ces deux pays, ils sont donc européens sans avoir les mêmes droits que nous….
La mairie du 18ème a mis à disposition sous le pont du périphérique de la porte Montmartre, un espace éclairé, repeint et délimité au sol pour 100 emplacements, chacun mesurant 1,50m sur 1,80 m. Les biffins adhérents y exposent leurs produits. Il a été procédé à la mise en place d’une sanisette. La mairie prend en charge tous les soirs le nettoyage de la zone d’activité. Un lieu de stationnement, à proximité du Carré des Biffins, est réservé pour le bus d’Aurore.
Il est utilisé comme lieu d’inscription pour la vente, matérialisée par l’attribution d’une place et d’une bâche. Il sert de lieu de rencontre entre biffins, de bureau pour des entretiens individuels avec la chargée d’insertion ou la chef de service, il est également utilisé comme lieu de réunion d’équipe et avec les partenaires de terrains (police municipale et police nationale), les institutionnels, les riverains et les élus.
Café, thé et eau sont proposés aux Biffins, et aux familles qui les accompagnent parfois. Certains jours, on peut atteindre plus de 200 passages dans le bus. Quotidiennement, une file d’attente prend forme des les premières heures de l’aube, sur le trottoir.
S’agissant du travail social, ce dispositif permet la mise en place d’un accompagnement qui s’articule autour de 4 principaux axes :
- L’urgence : réponse aux besoins primaires (se nourrir, s’abriter et se laver).
- L’ouverture de droits : RSA, CMU, retraite, domiciliation, carte solidarité transport,
- Le logement : demande de logements sociaux, hébergements temporaires, mobilisation des dispositifs ; DALO, accords collectifs …
- L’emploi, la formation : mobilisation des réseaux-emploi ; SIAE, MDEE parisiennes, associations…
En 2010, 80 personnes ont bénéficié d’un accompagnement social régulier, dont 22 ont engagé une démarche de recherche d’emploi. Les orientations vers les structures de l’urgence ont permis d’apporter à près de 120 personnes des réponses à leurs besoins primaires.
On peut dire que l’innovation est un processus inédit, une aventure sans réelle programmation, elle s’exerce donc dans l’incertitude, nous imposant alors une sorte d’évaluation permanente, faite d’analyse et de réajustements constants. Le projet a tenu grâce aux qualités intrinsèques du personnel du Carré, grâce à ses aptitudes naturelles, mais aussi par le biais d’un management très serré. La question de la qualification des professionnels et de leur identité de travailleurs sociaux s’est avérée cruciale, nous poussant au bout d’un an, à modifier notre stratégie de recrutement. Nous avions d’abord prévu le fonctionnement du Carré comme une sorte de bureaucratie de la rue, c’est-à-dire avec de la rationalité à tous les niveaux. 100 places avec le respect de chacun du périmètre, des biffins ponctuels dès le matin, et des demandes d’insertion bien formalisées…. Des sorties positives….grâce à des professionnels avec des profils adéquats : au « front office », des agents d’accueil, placiers, et peu formés, et en « back office », un travailleur social, pour les entretiens d’aide et l’insertion possible, avec au dessus, une chef de service, pour l’animation de l’équipe et du partenariat.
Mais la réalité du premier hiver, nous a fait voir tout autre chose :
Les biffins vivent des poubelles, et commercent le fruit de leurs trouvailles. Leur mode de vie rend alors leur présence irrégulière (en cause : les conditions climatiques, leur état de santé, les retours au pays, les variations dans la quantité ou la qualité des objets récupérés…..).
…tel un noyau dur, ces professionnels sont managés comme une équipe solidaire…En conséquence de quoi, et ce malgré plus de 200 inscrits dès octobre 2009, de nombreuses places attribuées à des titulaires devenus adhérents de l’association Aurore, furent inoccupées, parfois jusqu’à 50 % après 3 heures d’ouverture.
Nous avons donc dû faire face à la pression des « provisoires », soit des « vendeurs à la sauvette » de passage, ou des biffins non inscrits ce jour là, qui voulaient une place pour vendre un peu.
Ainsi, les salariés d’Aurore allaient devoir opposer une fin de non recevoir à tous ces gens qui attendaient une place de vendeurs provisoires, debouts sur le trottoir depuis 5 heures du matin bien souvent, chaque jour d’ouverture. Ceci avec une énergie mobilisée par ces personnes pour la plupart non francophones : afin de contenir leur violence liée à leur détresse sociale et économique, expliquer et faire traduire les règles de fonctionnement, gérer leur frustration liée au manque de places…
Autre conséquence de cet état de fait : le temps de relation d’aide, d’accompagnement à l’insertion, allait être relégué au second plan…
Cette mise en scène ainsi décrite, qui a placé des salariés d’Aurore au carrefour d’activités commerciales, de l’action humanitaire, du travail social et du développement local, n’a pas épargné certains d’entre eux, parmi les moins formés. Les conditions de travail matériellement et psychiquement difficiles, auxquelles s’ajoutait le caractère éminemment moral et politique du registre sur lequel se jouaient les interactions quotidiennes (l’ordre public, les Rhoms, les immigrés, l’activité informelle en lieu et place du salariat, le retraité qui travaille, les biffins comme spectacle télévisuel,….), tout cela nous a poussé à repenser l’équipe de permanents, avec uniquement des travailleurs sociaux qualifiés et expérimentés, capables de tout faire quasiment sur le Carré (accueil, discipline, entretiens d’aide, relations avec la police et autres partenaires, relations avec les nombreux médias,…). Tel un noyau dur, ces professionnels sont managés comme une équipe solidaire, rassemblée autour d’une responsable de service, très légitime et engagée. Grâce à ce schéma, quelques stagiaires élèves éducateurs, et aussi des bénévoles, trouvent aujourd’hui un terrain fertile à leur intégration dans un projet pourtant hors normes…
Mais si l’innovation en action sociale est fortement sous tendue par des valeurs, il y a donc derrière le Carré des Biffins, une bataille idéologique. Les valeurs, c’est ce qui vaut pour les biffins, les retraités, les Rhoms, les chômeurs, les habitants du quartier, bref toutes les cibles possibles de ce projet.
Et chaque institution politique, chaque acteur du Carré, y compris Aurore, pense détenir ce qui est bon pour l’autre. Mais faute de débats dépassionnés sur cette question des « vendeurs à la sauvette », l’implicite, ou alors l’impensé, se sont installés sur cette question malgré les résultats affichés de la gestion du Carré par Aurore.
Le premier implicite ou non dit, me semble t-il, c’est la valeur même de ces marchés : c’est que ces marchés font peur. En sorte, ils ne devraient pas exister car ils renvoient aux bien portants que nous sommes, l’idée de l’encerclement de la pauvreté, nous rappelant que la misère en France gagne du terrain.
D’où la commande faite à Aurore, à la fois cohérente et aussi saugrenue, que notre équipe sur le Carré doit faire de l’insertion, c’est-à-dire, emporter les biffins vers un ailleurs : mais quel ailleurs possible pour un retraité de 70 ans ?
…l’innovation fait peur, car elle perturbe l’institution politique…Et si cet ailleurs définitif dans l’insertion est quasi surnaturel, parce qu’on l’atteint de moins en moins (de plus en plus de gens insérables, mais jamais insérés), on sent par contre très fortement de la part de certains élus, que cette situation présente, elle, ne devrait pas exister. Au risque de souhaiter la voir disparaître.
Du reste, dans les réunions publiques, il n’est pas rare d’entendre les mots se modifier, selon les avis sur la question, les « biffins » devenant alors des « vendeurs à la sauvette », oeuvrant sur « des marchés de la misère », qu’il faut bien sûr éradiquer.
La disparition de lieux de vente sauvage, c’est d’ailleurs ce qui s’est fait à plusieurs reprises, sur deux communes du Nord Est Parisien. Un espace a été barricadé, empêchant toute installation d’un côté, et de l’autre, des patrouilles de police posées en permanence pour interdire l’accès de ce lieu où peuvent vendre jusqu’à 1500 vendeurs, de manière illégale je le répète.
Ces deux exemples sans solution globale, ont engendré un afflux massif de personnes sollicitant un emplacement sur le Carré des Biffins. De surcroît, sans que nous en ayons été informés. Cela nous a conduit à demander l’aide de la police afin de circonscrire ensemble notre Carré, envahis par ces gens en quête d’un lieu pour vendre.
Ce dernier point nous renvoie à nouveau à l’innovation comme changement, comme rupture intentionnelle. En cela, l’innovation fait peur, car elle perturbe l’institution politique, qu’elle remet en cause.
Et cette crainte, me semble t-il, pousse certains élus fortement touchés par cette vente à la sauvette, à refuser d’analyser objectivement l’efficience de notre travail, comme si l’extraordinaire accroissement de la pauvreté en France, mis en exergue en quelque sorte par la réussite de notre petit projet, était difficile à regarder. Reste qu’à juste titre, ces élus rappellent le poids déjà exorbitant des problèmes sociaux à régler quotidiennement sur leur territoire, et déplorent le silence assourdissant de l’Etat sur ce dossier.
Tout l’enjeu pour Aurore, c’est alors de passer de cette expérience des Biffins de la Porte de Montmartre, à la création d’autres Carrés. Mais en considérant ceux-ci comme une offre qui pourrait s’intégrer dans une palette plus large, incluant par exemple des activités d’insertion par l’économique ou l’aide à la création d’entreprise. Une offre qui devrait être pensée à l’échelle régionale.
Et si toute innovation sociale ne peut se transmettre qu’en construisant un intérêt social commun, il est aujourd’hui de notre devoir de présenter au plus grand nombre cette expérience du Carré telle qu’elle nous apparaît : un endroit ou les groupes sociaux aux intérêts initialement antagonistes, se parlent, s’apprécient, et comprennent que le dialogue social sur leur quartier populaire est la clé de voûte pour restaurer un lien civil qui se délite, mettant en danger croissant nos institutions publiques et notre démocratie.
Pascale Chouatra, Yvan Grimaldi.
http://www.paloc.ird.fr/pdf/Programme_J.E_Recylages_Societes.pdf
RECYCLAGES ET SOCIÉTÉS
Journées d’étude : lundi 14 et mardi 15 mai 2012
Responsable : Manuel VALENTIN, Maître de conférence
s
Unité de recherche : UMR 208 « Patrimoines locaux »
(IRD/MNHN)
Département : « Hommes Natures et Sociétés »
Adresse : Musée de l’Homme, 17 place du Trocadéro 7
5116 Paris
Tél : 01 44 05 73 42 ; courriel : valentin@mnhn.fr
Lieu :
MNHN, Salle Chevalier, 43 rue Buffon, Bâtiment 135
, Rdc
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Objectifs :
Le XXIe siècle s’ouvre sous le signe du « recycla
ge » et est associé à la nécessité
d’un développement durable comme nouveau modèle de
société. Pourtant, le terme renvoie à
des processus complexes de mouvements de matières,
de matériaux et d’objets qui, depuis
sans doute les périodes les plus reculées, ont indu
it chez l’homme des pratiques constantes de
création et de réinvention par rapport à des gammes
de matières et de matériaux accessibles
dans l’environnement, selon un gradient de percepti
on réversible, allant du naturel au culturel,
ou du culturel au naturel. C’est pourquoi ces deux
journées d’étude auront pour objectif
d’ouvrir une réflexion critique aussi large que pos
sible sur cette notion de recyclage, en
prenant appui sur des exemples, à la fois théorique
s et concrets, relevant de champs
scientifiques et professionnels concernés par le su
jet.
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Lundi 14 mai 2012
09h00 à 10h00 :
Manuel VALENTIN
(MNHN))
Présentation et introduction aux deux journées d’ét
ude
10h00 à 11h00 :
Jean-Pierre WARNIER
(Centre d’Études Africaines (EHESS-IRD), Paris)
La question du recyclage dans une théorie de l’obje
t
11h00 à 12h00 :
Patrick de WEVER
(MNHN)
La notion de « recyclage » en géologie
12h00 à 13h00 :
Noëlle PROVENZANO
(Université d’Aix-en-Provence)
Artisanat des matières dures animales : recyclage e
t recréation
14h30 à 15h30 :
Claire GAILLARD
(MNHN) et
Maria Gema CHACON NAVARRO
(IPHES)
Les traces de réemploi et de recyclage dans la Préh
istoire
15h30 à 16h30 :
Christophe COMENTALE
(MNHN)
Production et création en Chine à partir des matéri
aux de recyclage
16hh30 à 17h30 :
Alain EPELBOIN
(MNHN) (MNHN)
La notion de déchets dans les sociétés d’Afrique. D
u traitement matériel à la
réinterprétation symbolique
Mardi 15 mai 2012
09h00 à 10h00 :
Annabelle GALLIN
(Université d’Aix-en Provence)
Ré-emploi et recyclage dans la céramique d’Afrique
occidentale
10h00 à 11h00 :
Tatiana FOUGAL
(MNHN)
Les fibres en plastique et autres matériaux « exogè
nes » dans les techniques de
vannerie d’Afrique du Nord
11h00 à 12h00 :
Annie MONTIGNY
(MNHN))
La société de consommation dans les pays du Golfe.
14h00 à 15h00 :
Christian COIFFIER
(MNHN)
Objets de recyclage en Océanie
15h00 à 16h00 :
Isarema CIONI
(architecte urbaniste)
La place du recyclage dans la gestion des déchets u
rbains
16h00 à 16h15 :
Samuel LECOEUR
(Président de l’association Amelior, Paris)
La place des « biffins » dans la société française.
Entre rejet et reconnaissance
16h15 à 17h00 :
Vincent GRAFFIN
(MNHN)
Missions et actions du MNHN en matière de développe
ment durable
17h00 à 17h30 : Bilan, discussion et perspectives
http://www.leparisien.fr/paris-75/paris-75005/combien-coute-la-repression-des-biffins-05-03-2013-2617545.php